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©Allyssa Olaivar

Rose : l’histoire mécon­nue d’une cou­leur aux prises avec le genre

Voilà près de quinze ans qu’il voit littéralement la vie en rose. Artiste et chercheur en études de genre, Kévin Bideaux publie une riche anthologie, qui retrace l’histoire sociale, politique et culturelle de cette couleur genrée et bien plus complexe qu’elle n’en a l’air.

Rose Barbie, rose pastel, rose poudré, rose grenadine, vieux rose, rose saumon, rose pêche, rose bougainvilliers… Il existe des centaines de nuances pour la couleur rose, avec une condition commune : celle d’être sans cesse associée au féminin et aux stéréotypes liés au genre. Qui n’a jamais entendu que “le rose, c’est pour les filles ?”. Historiquement, ça n’a pourtant pas toujours été le cas, comme le rappelle Kévin Bideaux dans Rose, une couleur aux prises avec le genre (éditions Amsterdam, octobre 2023). Un livre issu de son travail de thèse qui, en plus d’être (très) beau, offre une passionnante exploration de la culture occidentale au prisme du rose. 

Où l’on apprend par exemple que, jusqu’au siècle des Lumières, le rose est une couleur qui n’existe… tout simplement pas. “La couleur rose est représentée dans les peintures et enluminures du Moyen Âge mais c’était une nuance du rouge, une sorte de rouge délavé”, explique Kévin Bideaux, membre du Laboratoire d’études de genre et de sexualité (Legs) à Causette. On parle alors de “rouge chair” ou d’incarnat (de l’italien incarnato, dérivé de carne qui signifie chair).

Des origines aristos

Bien qu’on entende souvent qu’il s’agissait d’un symbole de virilité, au Moyen Âge et à la Renaissance, le rose n’est pas la couleur des femmes… pas plus que celle des hommes. Si les artistes s’en servent pour peindre des portraits masculins – le plus connu étant celui d’Henri IV en Mars, par Jacob Bunel (1605-1606) –, c’est davantage une question de proportion. “Il y a plus d’hommes représentés habillés en rose, car il y a tout simplement plus d’hommes représentés dans l’art que de femmes à cette époque”, souligne cet artiste chercheur de 35 ans.  

Il faut attendre le XVIIIe siècle et la naissance du courant artistique rococo pour que le rose devienne une couleur à part entière en Europe, grâce à la découverte d’un bois exotique en Amérique du Sud. “C’est surtout à Madame de Pompadour – maîtresse en titre du roi Louis XV et une des femmes plus influentes de son siècle que l’on doit la popularisation du rose”, indique Kévin Bideaux. À l’image de la Pompadour, la couleur est associée à l’aristocratie. “Il n’y a pas de différence entre les identités de genre mais plutôt entre les classes sociales”, pointe-t-il.

Le renversement de la monarchie avec la Révolution de 1789 signe la mort du roi, mais aussi celle du rococo en France. La noblesse étant alors considérée comme l’incarnation du mal, de l’ostentatoire et de la frivolité, le rose, couleur majoritairement portée par les nobles, reste associé au féminin tandis qu’elle prend le large chez les hommes. Ces derniers renoncent de plus en plus aux couleurs vives en adoptant des vêtements sombres, symbole du travail. Par conséquent, les couleurs vives désormais réservées aux femmes sont d’autant plus associées au féminin.

Couleur féminine

Il faudra tout de même attendre le tournant du XXe siècle pour que s’installe, aux États-Unis et en Europe, une véritable différence d’attribution des couleurs entre les genres dès la naissance. Une évolution, encore prégnante aujourd’hui, que l’on doit notamment à l’influence de la psychanalyse et de la psychologie infantile. “Avant, les bébés étaient vus comme des êtres angéliques, on ne leur attribuait pas d’identité sexuée à la naissance”, souligne Kévin Bideaux. C’est pourquoi tous les bébés portaient autrefois des robes blanches, les filles comme les garçons.

Mais les travaux du neurologue et fondateur de la psychanalyse Sigmund Freud sur le développement affectif et sexuel changent la donne. Les enfants doivent désormais s’identifier à leur propre sexe dès la naissance pour pouvoir se développer correctement. “Les filles, on s’en fout un peu à ce moment-là, elles restent figées dans l’enfance, ajoute le chercheur avec ironie. L’important, c’est surtout que les petits garçons s’identifient bien à leur genre pour devenir des hommes. On craint une chose : l’“inversion sexuelle” et qu’ils s’identifient à des petites filles.” 

Par conséquent, le rose devient aussi la couleur des personnes efféminées ou perçues comme dégénérées, c’est-à-dire homosexuelles, précise Kévin Bideaux. Ce n’est donc pas un hasard si le triangle rose, pointe vers le bas, était le symbole utilisé par les nazis pour marquer les homosexuels dans les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. 

Naissance du marketing 

Il ne faut pas non plus perdre de vue l’intérêt économique pour les industriels. “Matérialiser la différence entre les garçons et les filles incite les parents à devoir renouveler les vêtements, mais aussi les jouets dans le cas d’une naissance de l’autre sexe”, pointe Kévin Bideaux. Si la première Barbie de Mattel créée en 1959 par Ruth Handler est vendue avec un maillot de bain une pièce à rayures blanches et noires, son logo et le petit livret l’accompagnant sont, eux déjà roses. Mais c’est avec la naissance du marketing, dans les années 1970, que le dressing de Barbie vire complètement au fuchsia. Oui, si la poupée est devenue astronaute dès 1965, candidate à la présidentielle américaine de 1992, ou encore ingénieure en robotique en 2018, c’est à elle que l’on doit la popularisation massive du rose chez les petites filles. 

Le rose, c’est vraiment la couleur de l’excentricité par excellence, c’est celle qui ne fait pas sérieux et va tout de suite accrocher le regard et donc le jugement

Kévin Bideaux

Et aujourd’hui ? Si la tendance barbiecore est revenue à la mode avec la sortie du film Barbie et que l’on déconstruit petit à petit les couleurs genrées, on est encore loin de l’égalité en ce qui concerne le rose. “Dans les faits, on a peu de représentation de garçons habillés en rose dans les dessins animés pour enfants ou alors ce seront des personnages doux et efféminés”, observe Kévin Bideaux. Quant aux petites filles qui ne jurent que par cette couleur, elles passent souvent par une phase de rejet en grandissant, repoussant naturellement une teinte associée à l’enfance et à l’innocence pour pouvoir s’émanciper.

Entre frivolité et excentricité

Toutefois, la distinction de classe tient encore la barre : si le rose poudré est chic, le rose vif est souvent perçu comme le summum du mauvais goût. “Ça reste une couleur connotée, soutient notre expert. C’est une couleur artificielle, frivole, surtout si le rose est pétant… alors là, il fait référence au plastique.” On pense par exemple au film La Revanche d’une blonde (2001), dans lequel Reese Whiterspoon joue le personnage d’Elle Woods, une blonde toujours habillée de cette couleur, que l’on pense au départ écervelée. Terriblement amoureuse de son petit ami, elle paraît trop peu sérieuse pour celui qui envisage de devenir sénateur avant ses 30 ans et compte bien “épouser une Jackie et pas une Marilyn”

Si le personnage d’Elle Woods est fictif, en réalité, se pointer habillé·e en rose flashy à un entretien d’embauche reste souvent mal perçu. “Le rose, c’est vraiment la couleur de l’excentricité par excellence, c’est celle qui ne fait pas sérieux et va tout de suite accrocher le regard et donc le jugement”, assure l’artiste chercheur. 

Ce jugement, Kévin Bideaux en a lui-même fait les frais. Non seulement il a consacré sa carrière professionnelle à cette couleur, mais elle fait également intégralement partie de sa vie personnelle : depuis qu’il a 19 ans, le jeune homme porte uniquement du rose, des cheveux aux chaussettes. Chez lui, tout est monochrome, jusqu’aux murs ou aux meubles de son appartement. “Le premier truc rose que j’ai port, c’était une chemise violine que j’avais piquée dans l’armoire de mon petit copain, se souvient-il. J’ai senti tout de suite que je captais les regards avec. C’était aussi une façon de montrer que j’étais gay sans le dire, une forme de militantisme passif.”

“Pink tax” et militantisme rose

Pour pouvoir s’habiller entièrement de sa couleur préférée, Kévin Bideaux doit néanmoins piocher nombre de ses fringues aux rayons femme des magasins de vêtements. “Les hommes en portent, mais seulement par petite touche, un tee-shirt rose pâle l’été par exemple ou une cravate, qui je le rappelle représente le phallus donc la virilité, souligne le chercheur. On voit très peu de jeans, de chaussures ou de manteaux roses dans les rayons homme. Ils en portent, mais il ne faut pas que ça soit trop connoté girly ni trop flashy.” Et les choses peinent à bouger.

Il suffit, pour s’en rendre compte, de faire un tour dans les rayons jouets ou vêtements pour enfants. On voit toujours la vie en bleu pour les petits garçons, en rose pour les petites filles. La couleur a d’ailleurs donné son nom à la pink tax ou woman tax, qui désigne les coûts prohibitifs de certains produits (des rasoirs à la perceuse) au seul motif qu’ils sont destinés aux filles ou aux femmes.

Du rose bonbon de l’écrivaine Barbara Cartland, au rose bimbo de Paris Hilton en passant par le rose sage de l’iconique tailleur de Jackie Kennedy, ou encore du rose lolita de la robe vichy de Brigitte Bardot, cette teinte emblématique a pris bien des significations. Elle a aussi servi de nombreuses revendications.

En Inde par exemple, des femmes ont décidé de créer en 2006 le “gang des saris roses”, un groupe d’autodéfense exclusivement féminin pour lutter contre les violences envers les femmes. Plus récemment, au lendemain de l’investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2017, des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées dans les rues de la capitale américaine vêtues de pussy hats, des bonnets roses aux oreilles de chat, pour dénoncer les déclarations sexistes du nouveau président. Preuves s’il en fallait que le rose est finalement bien loin d’être une couleur de second rang. Et ce n’est pas Kévin Bideaux qui dira le contraire.

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Rose, une couleur aux prises avec le genre, de Kévin Bideaux. Éditions Amsterdam, octobre 2023, 528 pages, 39,90 euros.

Lire aussi I Le conte musical “Le Soldat rose” est-il féministe ?

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