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© Belinda Fewings

Réfugié·es ukrainien·nes et les autres : que révèle notre empa­thie à géo­mé­trie variable ?

Depuis le 24 février et le début de la guerre en Ukraine, un immense élan de solidarité s’est formé en Europe pour secourir les Ukrainien·nes fuyant les combats. Les populations comme les États sont résolu·es à accueillir les quelque centaines de milliers de personnes ayant franchi les frontières de l’Union. Une attitude qui tranche avec les politiques d’accueil plus timorées de ces dernières années. Parce que ce ne sont pas les mêmes réfugié·es ?

« On ne parle pas là de Syriens qui fuient les bombardements du régime […]. On parle d’Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, et qui essayent juste de sauver leur vie. » Ce cri du cœur d’un journaliste de BFM-TV le 24 février dernier illustre bien la contradiction dans laquelle se trouve l’Europe actuellement.

D’un côté, les pays de l’Union ont déjà commencé à accueillir, bras et frontières grands ouverts, 870 000 réfugié·es ukrainien·nes ayant déjà fui l’invasion russe. Le conseil des ministres de l’Intérieur a même voté une « protection temporaire » d’un an renouvelable aux ressortissant·es ukrainien·nes, leur permettant d’accéder au marché du travail, aux logements et à la protection sociale. Un élan de solidarité salué sur tous les plateaux télé.

De l’autre, face aux Syrien·nes, Irakien·nienes, Afghan·nes qui fuient, eux·elles aussi, et depuis 2015, les bombes de leurs conflits locaux, l’Union européenne n’a jamais fourni de réponse aussi généreuse et coordonnée. En août 2021 par exemple, après la chute de Kaboul, Emmanuel Macron prévenait ainsi que « l’Europe ne peut pas à elle seule assumer les conséquences de la situation actuelle » et qu’il fallait « nous protéger contre des flux migratoires irréguliers importants ». 

Que révèle alors cette différence de traitement ? Assiste-t-on à une hiérarchisation de notre empathie et, en conséquence, des réfugié·es en Europe ? Christian Delporte, historien spécialiste des médias, Smaïn Laacher, sociologue spécialiste des déplacements forcés de populations dans l’espace européen, l’association des journalistes arabes et moyen-orientaux (AMEJA) et Salomé Saqué, journaliste, apportent pour Causette des éléments de réponse. 

Christian Delporte

Historien spécialiste des médias

“L’autre jour, j’ai vu passer un tweet qui disait : "Je suis un contrôleur SNCF, je me trouve devant deux réfugiés, l’un est ukrainien l’autre est somalien, je fais quoi ?" [Le ministre des transports, Jean-Baptiste Djebbari a annoncé la gratuité des transports longue distance pour les réfugié·es ukrainien·nes, ndlr]. Je trouve qu’il illustre parfaitement cette contradiction entre la couverture médiatique accordée depuis une semaine aux réfugiés ukrainiens et celle que l’on accorde plus difficilement ou du moins de façon largement plus nuancée aux réfugiés irakiens, syriens ou afghans depuis 2015.
Cette différence s’explique par une loi empirique appelée loi de proximité ou loi du « mort-kilomètre ». D’après elle, le drame qui se passe dans notre jardin est plus important que celui qui se passe dans notre immeuble et le drame qui se passe dans notre immeuble est plus important que celui qui se passe dans notre quartier et ainsi de suite. Ici, le drame se situe en Europe, sur notre continent. Il y a donc une proximité géographique telle que les populations européennes comme leurs médias se sentent plus concernés par le sort des Ukrainiens que par celui des populations situées dans un pays lointain.
Il y a aussi un principe temporel : la guerre en Ukraine est relatée en continu sur les chaînes d’informations télé, dans la presse, à la radio et même sur les réseaux sociaux. Des images et des témoignages qui créent bien sûr une émotion collective. Citons enfin l’importance de la proximité émotionnelle et affective. L’Ukraine, ce n’est pas si loin, alors on se dit que nous pourrions être les prochaines victimes de Poutine.”

Smaïn Laacher

Sociologue spécialiste des déplacements forcés de populations dans l’espace européen

“On observe une attitude totalement différente face aux Ukrainiens ou aux Syriens. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau, on a toujours constaté des distinctions entre les réfugiés acceptés et acceptables et les autres, ceux dont se méfient les sociétés et les gouvernements. 
Les Ukrainiens font partie de la première catégorie car il s’agit de blancs occidentaux chrétiens et donc non-musulmans. Parce qu’ils leur ressemblent, les populations européennes sont donc plus empathiques envers eux et ont moins d’inquiétudes quant à leur intégration. L’Ukraine est d’ailleurs considérée, aujourd’hui encore plus qu’hier, comme un pays faisant partie de l’espace européen. 
Accueillir les Ukrainiens, dans l’idée des vingt-sept pays de l’Union européenne, c’est donc accueillir non pas un étranger, non pas un migrant, ni même un réfugié, mais un semblable. Il ne faut pas oublier que l’Union européenne est en guerre indirecte avec la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine. Pour lutter contre cet ennemi commun, l’Europe a besoin de construire une unité et cela passe par l’accueil des victimes de cet ennemi commun. S’ajoute à cela le fait que les thèmes sur l’immigration musulmane sont constamment débattus en Europe, ce qui influe forcément sur notre jugement. Je n’irais pas jusqu’à parler de racisme, il est important de faire preuve de nuance et de ne pas oublier que l’Europe a accueilli des milliers de réfugiés ayant fui le conflit syrien en 2015, au plus fort de la crise migratoire. Plus d’un million de Syriens vivent d’ailleurs aujourd’hui en Europe. Mais il est vrai qu’il est en train de s’installer une hiérarchie dans les migrations, qui risque de rendre l’Europe encore plus hostile aux réfugiés ne venant pas de son continent.”

AMEJA

Association des journalistes arabes et moyen-orientaux

“Certains journalistes semblent faire une distinction entre des personnes confrontées à une crise similaire - dans le cas actuel, la guerre - en fonction de la couleur de leur peau et de leur origine.
Ces derniers jours, nous avons vu comment plusieurs reporters ont exprimé cette idée que la guerre en Ukraine est plus choquante, plus grave parce que les Ukrainiens « [leur] ressemblent plus », comme l'a écrit Daniel Hannan du Telegraph.
Sans y être invités, les reporters ont volontairement fait des comparaisons avec d'autres parties du monde, notamment le Moyen-Orient. Il était décourageant de voir, exemple après exemple, des journalistes réitérer cette même idée raciste.
Comme nous l'avons souligné dans notre déclaration, ce type de commentaire reflète la mentalité omniprésente dans le journalisme occidental qui consiste à normaliser la tragédie dans des régions du monde comme le Moyen-Orient, l'Afrique, l'Asie du Sud et l'Amérique latine. Il déshumanise et décrit leur expérience de la guerre comme quelque chose de normal et d'attendu.
Nous estimons que les salles de presse ne doivent pas faire de comparaisons qui pondèrent l'importance ou impliquent la justification d'un conflit par rapport à un autre - les pertes civiles et les déplacements dans d'autres pays sont tout aussi odieux qu'en Ukraine.
Nous espérons que l'attention que cette question a suscitée ces derniers jours encourage les organisations de médias à être plus attentives à ces biais, à les éviter et à former leurs correspondants aux nuances des régions qu'ils couvrent.”

Salomé Saqué

Journaliste

“Pour avoir couvert depuis Paris la prise de Kaboul par les talibans cet été, la couverture médiatique et les réactions politiques face au déplacement d’une populations menacée par la guerre n'avaient absolument rien à voir avec ce que l’on observe aujourd’hui : les Ukrainiens sont qualifiés de « réfugiés » et non de « migrants » par les journalistes, qui ne remettent jamais en cause l'origine de leur fuite et la légitimité de celle-ci. À ce niveau, le traitement médiatique actuel de la crise humanitaire me paraît assez remarquable, et il aurait dû être similaire pour les autres conflits récents.
J'ai parlé plusieurs fois à la télévision du sort réservé aux migrants à Calais, des violences policières ou des lois liberticides empêchant de leur donner de la nourriture, et j'ai remarqué qu'il était très complexe de susciter de l'empathie à leur égard. Suite à ce travail-là, j'ai même reçu de nombreux messages pour me dire que j'étais une « gauchiste » qui nous menait vers « le grand remplacement ». Ce n'est pas le cas dans le traitement de cette crise là effectivement, et je m'en félicite.
En revanche, je ne pense malheureusement pas que cette situation va opérer un revirement des mentalités, même si je l'espère. Surtout que cette crise a bien prouvé que, en ce qui concerne l’accueil des réfugiés comme dans d’autres cas, « impossible » est une décision politique. Si l’on a pu rapidement faire parvenir des biens de première nécessité à des réfugiés en Pologne, ou encore rendre l'ensemble des transports gratuits aux réfugiés ukrainiens en France, c'est bien que cela est possible.”

Lire aussi I Guerre en Ukraine : des milliers de réfugié·es en route vers l’Union européenne 

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