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“Victory Parade”, “Le Silence du juju”, “Quand j’ai froid” : nos trois recos BD de mai

L’histoire de Rose, une femme au cœur des tour­ments de l’Amérique en guerre ; le récit poi­gnant d’une jeune nigé­riane pros­ti­tuée en Europe, entre espoir et emprise ; une belle ami­tié inter­gé­né­ra­tion­nelle, mi-​mélo, mi-feel good : voi­ci nos trois recos BD du mois. 

Victory Parade

Devant le chan­tier naval de Brooklyn en 1943 : des femmes entrent et sortent, fou­lards autour de la tête, pour par­ti­ci­per à l’effort de guerre comme sou­deuses. Parmi elles, Rose Arensberg, qui, comme tant d’autres, attend le retour de son mari, enga­gé sur le front en Europe. De cet enfer loin­tain, elle a quelques échos par un vété­ran avec qui elle entre­tient une rela­tion. L’illustratrice amé­ri­caine Leela Corman s’est ins­pi­rée de la figure ico­nique de “Rosie la rive­teuse”, tête d’affiche de la pro­pa­gande de guerre pour encou­ra­ger les femmes à rejoindre les usines et rem­pla­cer les hommes mobi­li­sés. Si celle-​ci est deve­nue un sym­bole fémi­niste, elle ne por­tait pas moins cer­tains sté­réo­types sexistes. Entre Rosie et Rose, ce n’est pas seule­ment une voyelle qui dis­pa­raît, mais aus­si tous les atours coquets de l’image de pro­pa­gande. Chez Corman, Rose a des poches sous les yeux, signe de la péni­bi­li­té de son tra­vail, un teint cada­vé­rique, un visage éma­cié… L’époque se reflète aus­si à tra­vers le regard de Ruth, une réfu­giée juive héber­gée chez Rose, qui devient cat­cheuse pour se débar­ras­ser de ses démons. Puis, quand les sol­dats reviennent d’Europe, d’autres angoisses enva­hissent la socié­té (et impactent tout autant les femmes) : les hommes ne sont plus les mêmes, han­tés par ce qu’ils ont vu, en par­ti­cu­lier lors de la libé­ra­tion des camps de concen­tra­tion. La forme est ici indis­so­ciable du fond : Leela Corman – déjà remar­quée en 2012 pour la BD Dessous, aus­si publiée en France chez Ça et là – enve­loppe son récit dans un tour­billon oni­rique et cau­che­mar­desque. Les corps muti­lés hantent les pen­sées comme les sou­ve­nirs, chaque case étant nour­rie de nom­breuses réfé­rences pic­tu­rales. La plus impor­tante reste la pein­ture d’Otto Dix (1891−1969), peintre alle­mand qui a connu les deux guerres mon­diales et dont l’art fut inter­dit par les nazis. Nombre de ses toiles sont ici réin­ter­pré­tées par les aqua­relles presque pos­sé­dées de Corman. Autant d’images fortes, comme cette der­nière planche, où la fumée du pot d’échappement d’un taxi char­rie avec elle toute l’horreur que son chauf­feur – ancien sol­dat – n’arrive pas à verbaliser.

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Victory Parade, de Leela Corman, 176 pages, 25 euros.
© Éditions Ça et là

Le Silence du juju

La pro­messe d’une meilleure vie en Europe, si loin, pour soi et sa famille res­tée au pays. “Ça te dirait que je t’emmène là-​bas, où je suis deve­nue une grande dame ?” Tout com­mence avec ces mots ras­su­rants pro­non­cés par une dame élé­gante et qui, depuis un petit vil­lage du Nigeria, résonnent comme un rêve sou­dain à por­tée de main. La femme cha­ris­ma­tique est en fait une madam, comme on les appelle, une proxé­nète – par­fois elle-​même ancienne vic­time – prête à s’enrichir en pro­fi­tant de l’innocence des jeunes filles séduites par leur pro­po­si­tion. Avant le départ, un rituel reli­gieux – le juju – per­met de main­te­nir une emprise sur les vic­times. Le ser­ment prê­té devant la famille se maté­ria­lise dans un petit objet rem­pli d’éléments cor­po­rels de la per­sonne rede­vable et qui per­met de relier le monde visible à celui, invi­sible, des esprits. À par­tir de là, tra­hir sa madam, c’est tra­hir les esprits et atti­rer leur colère, jusqu’aux proches. Une fois en Europe, le seul objec­tif devient le rem­bour­se­ment de la dette contrac­tée (des dizaines de mil­liers d’euros). Ce sché­ma a long­temps struc­tu­ré la pros­ti­tu­tion nigé­riane, avant que l’Oba du Bénin, roi de l’ancien royaume et de nature semi-​divine, n’affirme en 2018 que toutes les filles liées par ce ser­ment en étaient libé­rées. La jour­na­liste et pho­to­re­por­ter Amandine Penna, habi­tuée aux sujets sociaux, a sou­vent été confron­tée à ces femmes et raconte ici leur his­toire à tra­vers le des­tin de la jeune Faith dans cette BD au récit lim­pide, très émou­vant, et por­té par l’espoir. Au des­sin, Diane Morel, qui vient de l’illustration jeu­nesse, arrive à doser l’imaginaire et le réa­lisme pour par­ta­ger cette tranche de vie tiraillée entre le poids des croyances et l’organisation impla­cable des réseaux de traite. Le visage de Faith frag­men­té sur les neuf cases de la planche pour figu­rer son iden­ti­té en mor­ceaux, le regard ter­ri­fiant du juju super­po­sé aux chiffres rou­geoyants de l’horloge numé­rique qui scande la pre­mière nuit de pros­ti­tu­tion ou cette sirène lumi­nes­cente à laquelle se rac­cro­cher comme une bouée : les idées gra­phiques viennent expli­ci­ter le pro­pos avec sim­pli­ci­té, sans l’éclipser. L’album met aus­si en avant le tra­vail des asso­cia­tions comme des tra­vailleuses sociales, y com­pris dans la dif­fi­cul­té qu’il peut y avoir à trou­ver la bonne pos­ture face à ces femmes débous­so­lées. Une BD par­faite pour décou­vrir cette réa­li­té complexe.

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Le Silence du juju, d’Armandine Penna et Diane Morel, 144 pages, 21 euros.
© éditions Faubourg

Quand j’ai froid

On a par­fois besoin d’une bande des­si­née au trait rond, cha­leu­reux, qui vient nous cueillir pour nous émou­voir avec dou­ceur, la bulle se trans­for­mant en cocon le temps de la lec­ture. Il y a un peu de cette sen­sa­tion dans cet album entiè­re­ment muet publié par les éditions de la gout­tière, une mai­son jeu­nesse qui fait le pari d’élargir son lec­to­rat en s’ouvrant à des créa­tions plus adultes. La pre­mière BD de Valentine Choquet use de ce gra­phisme récon­for­tant pour racon­ter l’histoire tou­chante de Louise et Andrée. Louise est une étu­diante réser­vée, un peu seule dans la froi­deur de l’hiver pari­sien, quand Andrée, petite mamie au sou­rire pétillant et au regard mali­cieux, n’aime rien tant que faire la pipe­lette en se remé­mo­rant sa jeu­nesse. Quand les deux se ren­contrent devant l’ascenseur de leur immeuble, c’est le début d’une belle ami­tié inter­gé­né­ra­tion­nelle. Mais tan­dis que Louise engrange les sou­ve­nirs et les expé­riences qui vont avec (immor­ta­li­sées par son appa­reil pho­to), ceux d’Andrée com­mencent à s’effacer dou­ce­ment… La trame est simple, mais le trai­te­ment suf­fi­sam­ment déli­cat pour nous embar­quer (presque) sans réserve, avec le gra­phisme adap­té à ce scé­na­rio mi-​mélo, mi-feel good. Un des­sin moins numé­rique et l’ensemble aurait encore gagné en sub­ti­li­té, mais le décou­page impla­cable (en par­ti­cu­lier dans la der­nière par­tie) et l’utilisation astu­cieuse de la cou­leur ne ménagent pas les cœurs d’artichauts. Pour tous ceux-​là, vous ris­quez fort de finir le regard embué et le sou­rire aux lèvres…

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Quand j’ai froid, de Valentine Choquet, 216 pages. 19,70 euros.
© Les éditions de la gouttière

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