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Festival d’Angoulême : le bul­lo­drome de Causette

La 50e édi­tion du Festival inter­na­tio­nal d’Angoulême s'ouvre ce 26 jan­vier. Au plus grand rendez-​vous de la bande des­si­née de France, il n’y aura pas Bastien Vivès*, donc. Mais il y aura tout ce que le 9e art compte d’autrices à décou­vrir et à suivre de près. Notre sélection.

Déjà 50 ans pour le Festival inter­na­tio­nal de la bande des­si­née d’Angoulême ! Un boo­mer en puis­sance ? On le lui a déjà repro­ché, entre autres rai­sons, pour ses sélec­tions trop mas­cu­lines. À l’occasion de cette édi­tion anni­ver­saire, Causette a choi­si de mettre en avant dix jeunes autrices, venues du monde entier et aux styles aus­si affir­més qu’éclectiques, sou­vent publiées par des mai­sons indé­pen­dantes. La plu­part sont en sélec­tion offi­cielle, et trois d’entre elles – Anabel Colazo, Mathilde Van Gheluwe et Juliana Hyrri – repré­sentent la jeune géné­ra­tion des artistes émergent·es présenté·es dans l’exposition Worldwide Comics Explosion, qui se tient au Pavillon Jeunes Talents. Pour beau­coup d’entre elles, des grandes figures comme Julie Doucet ou Marjane Satrapi ont ouvert le champ des pos­sibles. Chez les plus jeunes, l’influence du man­ga – auquel le fes­ti­val accorde de plus en plus de place – a été déci­sive. On espère toutes les lire encore longtemps !

Marion Fayolle

L’autrice confie qu’elle ne lisait pas du tout de BD pen­dant son enfance, et pour­tant, force est de consta­ter qu’elle a su domp­ter le médium avec talent pour par­ta­ger une mul­ti­tude d’émotions. Et même plus : les ques­tion­ner. Car c’est une constante chez elle. Dans Les Petits, elle inter­roge les sen­ti­ments contra­dic­toires de la paren­ta­li­té, quand Les Amours sus­pen­dues s’attarde sur la dif­fi­cul­té d’aimer. Toujours avec son élé­gante ligne claire, qui rap­pelle par­fois l’intimité des des­sins de Floc’h. Ses per­son­nages ont sou­vent du mal à trou­ver leur place, en par­ti­cu­lier dans La Maison nue. Un album qui lui vaut de figu­rer pour la troi­sième fois en sélec­tion offi­cielle au fes­ti­val d’Angoulême et où l’on suit trois colo­ca­taires mélan­co­liques dans une
habi­ta­tion pro­mise à la des­truc­tion. La façon dont la bédéaste uti­lise cette mai­son dit beau­coup de son envie d’expérimenter : elle en épar­pille les briques pour recons­ti­tuer ses per­son­nages. Marion Fayolle l’a com­pris : avec la bande des­si­née,
même les lieux ont une âme…

La Maison nue, de Marion Fayolle. Éd. Magnani, 256 pages, 35 euros.

Anabel Colazo

Une épée magique, un royaume convoi­té, un démon mena­çant… Des ingré­dients qui se retrouvent presque sys­té­ma­ti­que­ment dans les albums écrits par des hommes, aux héros mas­cu­lins. Contrairement à la lit­té­ra­ture, la BD de fan­ta­sy reste très gen­rée. Avec L’Épée, l’Espagnole Anabel Colazo pro­pose un rare exemple de fan­ta­sy fémi­niste et sub­ver­tit les codes du genre. Issue de la culture des fan­zines, l’autrice a cocréé la revue Nimio, notam­ment avec sa com­pa­triote Núria Tamarit, elle aus­si fami­lière du conte (éco)féministe (Géante, La Louve boréale). Depuis son pre­mier roman gra­phique en noir et blanc, Anabel Colazo a fait évo­luer son style vers un uni­vers très colo­ré, au trait par­fois influen­cé par le man­ga. Elle explique d’ailleurs avoir com­men­cé à lire de la BD avec Naruto.

L’Épée, d’Anabel Colazo. Éd. Çà et Là, 176 pages, 20 euros.

Aisha Franz

Si les per­son­nages de la der­nière BD de l’autrice alle­mande se confient à une psy tota­le­ment incom­pé­tente et peu concer­née par leurs pro­blèmes, son œuvre consti­tue en revanche une bonne thé­ra­pie. Avec des héros et héroïnes en per­pé­tuelle crise d’identité (une mère céli­ba­taire et ses deux filles dans Petite Terrienne, une jeune adulte pau­mée dans un Berlin futu­riste dans Shit is Real…), elle finit tou­jours par tendre à nos maux contem­po­rains un miroir cathar­tique ou poé­tique. L’humour n’est jamais loin, avec un style car­toon assu­mé. Dans Work-​Life Balance, en sélec­tion offi­cielle, elle épingle cette fois l’hypocrisie des start-​up et l’aliénation au tra­vail. Y résonne la bande-​son des temps modernes : un tapo­te­ment fré­né­tique de doigts sur un cla­vier infor­ma­tique. Lauréate du prix Max et Moritz en Allemagne (pres­ti­gieuse récom­pense attri­buée tous les deux ans), Aisha Franz déplore
que les finan­ce­ments accor­dés au 9e art res­tent trop faibles outre-​Rhin pour per­mettre l’éclosion d’une vraie scène germanophone. 

Work-​Life Balance, d’Aisha Franz. Éd. L’employé du moi, 256 pages, 22 euros.

Shima Shinya

Cette jeune man­ga­ka est ori­gi­naire de la pré­fec­ture de Kanagawa, au centre du Japon, célèbre depuis que Hokusai a peint sa fameuse Grande Vague de Kanagawa, vers 1830. Une forme de pré­des­ti­na­tion ? Shima Shinya rêvait en tout cas de voguer vers d’autres hori­zons. Elle ter­mine ses études et com­plète sa for­ma­tion artis­tique par cinq années pas­sées en Angleterre, avant de s’envoler pour une galaxie loin­taine, très loin­taine, en scé­na­ri­sant une série de man­gas sur Star Wars. Avec l’excellent thril­ler Lost Lad London, en com­pé­ti­tion pour le Fauve polar SNCF, elle réunit un éton­nant duo d’enquêteurs consti­tué d’un flic estro­pié et d’un jeune homme soli­taire qui a tout pour être le sus­pect numé­ro un. Et si le pre­mier vous fait pen­ser à l’acteur Idris Elba, c’est voulu !

Lost Lad London, de Shima Shinya. Éd. Ki-​oon, 192 pages, 9,95 euros.

Ana Penyas

Première des­si­na­trice à rem­por­ter le Prix natio­nal de la bande des­si­née dans son pays, l’Espagne, Ana Penyas a l’habitude de par­ler de la famille pour dépeindre l’évolution de la socié­té. Dans Nous allons toutes bien, sa pre­mière publi­ca­tion en France, elle s’inspirait des conver­sa­tions avec ses grands-​mères pour racon­ter la vie des femmes d’après-guerre. Sélection- née cette année à Angoulême pour l’Éco-Fauve avec Sous le soleil, l’autrice née à Valence en 1987 suit cette fois une famille de 1969 à 2019 pour retra­cer la fré­né­sie tou­ris­tique qui s’est empa­rée de la Costa Blanca. Au-​delà des pel­le­teuses en action, elle sai­sit par touches sub­tiles la trans­for­ma­tion des per­son­nages et de leur sta­tut social. « J’aime tra­vailler sur des his­toires lais­sées en marge, qui semblent sans impor­tance en rai­son de leur nature quo­ti­dienne », explique-​t-​elle. Une démarche qui dépasse ses albums : dans une récente expo­si­tion, elle esquis­sait une généa­lo­gie du tra­vail domes­tique, de l’exode rural sous Franco jusqu’au des­tin contem­po­rain des femmes migrantes.

Sous le soleil, d’Ana Penyas. Éd. Actes Sud‑L’An 2, 160 pages, 24 euros.

Juliana Hyrri

Insaisissable Juliana Hyrri. Elle vou­lait deve­nir chauf­feuse de bus et pré­fé­ra fina­le­ment aux iti­né­raires bali­sés des lignes de trans­port les che­mins de tra­verse de la créa­tion artis­tique. Tous azi­muts : pein­ture, illus­tra­tion, poé­sie. Rien n’arrête la jeune Finlandaise. « Pour être hon­nête, je n’ai décou­vert sérieu­se­ment la bande des­si­née qu’à l’âge adulte, assez tard, je dois l’admettre », confie- t‑elle. Dans Le ros­si­gnol ne chan­te­ra pas, son pre­mier album, elle s’en sai­sit pour retra­cer des sou­ve­nirs d’enfance ambi­gus et nous désar­çon­ner, entre son trait naïf et la gra­vi­té des moments évo­qués. Pour elle, « quelque chose de plus pro­fond sur l’Autre est inévitable- ment trans­mis par la BD, au-​delà de la réflexion per­son­nelle de l’auteur ».

Le ros­si­gnol ne chan­te­ra pas, de Juliana Hyrri. Éd. Même pas mal, 144 pages, 22 euros.

Mathilde Van Gheluwe

Si l’on se fie à ses albums, l’autrice belge aime le mys­tère, la révé­la­tion à petite dose, pour lais­ser l’imagination du lec­teur s’emballer. Et, cela va peut-​être de pair, elle semble appré­cier la série, comme pour diluer son uni­vers. Mathilde Van Gheluwe assure se consa­crer actuel­le­ment à 100 % à la tri­lo­gie Magda, cui­si­nière inter­ga­lac­tique (écrite par Nicolas Wouters) et à son pal­pi­tant concours d’apprentis cuis­tots venus de toutes les pla­nètes. Mais son fas­ci­nant Funky Town, conte oni­rique sur une petite fille pri­son­nière de sa mère ogresse, est lui aus­si en attente de deux suites cen­sées éclai­rer ce pre­mier volet où l’on se perd avec délice. Le des­sin a beau se réap­pro­prier des influences mul­tiples, les héroïnes de ces albums paraissent saluer le géant Miyazaki, de Chihiro à Ponyo. 

Magda, cui­si­nière inter­ga­lac­tique, de Mathilde Van Gheluwe avec Nicolas Wouters. Éd. Sarbacane, 160 pages, 21 euros.
Funky Town. L’Histoire de Lele, de Mathilde Van Gheluwe. Éd. Atrabile, 144 pages, 15 euros.

Linnea Sterte

Par sa façon d’enchaîner les images, le 7e art est par­fois qua­li­fié d’« art du temps ». Les pro­cé­dés de la BD n’oublient pas non plus les secondes ni les heures. La Suédoise Linnea Sterte pour­rait en être la maî­tresse des hor­loges. Dans In-​Humus, elle obser­vait com­ment la décom­po­si­tion d’un corps de baleine atti­rait une mul­ti­tude d’organismes pour relan­cer le cycle de la vie. Avec Une rai­nette en automne – en for­mat pano­ra­mique… comme au ciné­ma –, une toute petite gre­nouille se lance dans un très grand voyage, allant au-​devant de son pre­mier hiver. Se dégage de ces estampes bleu et blanc une séré­ni­té enve­lop­pante, que l’autrice puise peut-​être dans la forêt sué­doise où elle vit. Sa veine natu­ra­liste évoque une Beatrix Potter expa­triée au pays du Soleil-Levant.

Une rai­nette en automne (et plus encore…), de Linnea Sterte. Éditions de la Cerise, 336 pages, 24 euros.

Sabien Clement et Mieke Versyp

Voici deux autrices fla­mandes qui ont déjà une longue car­rière der­rière elles – dans l’illustration jeu­nesse pour Sabien Clement, dans le théâtre pour Mieke Versyp. Ce sont pour­tant de jeunes bédéastes car, ensemble, elles signent avec Peau leur pre­mier roman gra­phique. Un véri­table bap­tême du feu. « Lorsque nous étions en rési­dence à Pittsburgh, aux États-​Unis, durant l’été 2017, il nous arri­vait d’interrompre notre tra­vail pour aller foui­ner dans les maga­sins de BD du centre-​ville, en quête d’inspiration », se sou­vient Mieke Versyp. Cet album ambi­tieux, en sélec­tion offi­cielle à Angoulême, met en scène la ren­contre entre une jeune artiste et une sexa­gé­naire mère céli­ba­taire dans un cours de des­sin de nu. De quoi per­mettre à la des­si­na­trice Sabien Clement de libé­rer sa fas­ci­na­tion pour le mou­ve­ment, au point de citer comme ins­pi­ra­tion Eadweard Muybridge, le pho­to­graphe qui, en 1878, réus­sit le pre­mier à décom­po­ser le galop d’un cheval. 

Peau, de Sabien Clement et Mieke Versyp. Éd. Çà et Là, 288 pages, 30 euros.

Maybelline Skvortzoff

Roxane s’ennuie, mate des films d’horreur et se lance dans le com­merce de ses sous- vête­ments. Mis à part ce der­nier détail, on retrouve der­rière ce pitch d’un pre­mier album punk et atta­chant la bio­gra­phie de son autrice, telle qu’elle figure sur le site de son édi­teur. Son trait fin paraît constam­ment sur le fil… comme son per­son­nage. Maybelline Skvortzoff a décou­vert le 9 art dans les toi­lettes fami­liales (pas vous ?) en ava­lant les piles de Lucky Luke à dis­po­si­tion, avant d’aller piquer les Manara de son père. « Vers 18 ans, j’ai com­men­cé à faire des fan­zines un peu tra­shouilles où je redes­si­nais des scènes du film Hostel. J’ai gar­dé cette habi­tude de des­si­ner des trucs dégueus », raconte-​t-​elle, avant de confier son envie de faire de la BD d’horreur. « En France, il y a un sillon à creuser !»

Roxane vend ses culottes, de Maybelline Skvortzoff. Éd. Tanibis, 128 pages, 19 euros.


Et aus­si

L’Argentine Sole Otero pour sa grande fresque fami­liale Naphtaline (Éd. Çà et Là, voir Causette n° 131).
La Belge Clara Lodewick pour le fémi­niste Merel (Éd. Dupuis) et son sus­pense rural (voir n° 136), ou encore la Française Cy en sélec­tion jeu­nesse pour Ana et l’entremonde (éd. Glénat, avec Marc Dubuisson), après son brillant hom­mage aux Radium Girls (Éd. Glénat).

* Une expo­si­tion de Bastien Vivès était pré­vue à Angoulême. Une vague de contes­ta­tion sur les réseaux a dénon­cé la mise en avant d’un auteur dont cer­tains des­sins et pro­pos sont accu­sés de bana­li­ser la pédo­cri­mi­na­li­té. L’exposition a été annu­lée par mesure de sécu­ri­té, l’auteur et les orga­ni­sa­teurs du fes­ti­val ayant fait l’objet de menaces physiques.

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