Amandine Gay : repen­ser les droits des adopté·es

Dans Une poupée en chocolat, la réalisatrice et militante afroféministe Amandine Gay démontre que, pour protéger les droits des personnes adoptées, des mères biologiques et, même, de toutes et tous les enfants, il existe une solution : déboulonner la vision tradi de la famille et instaurer une justice reproductive.

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©Salomé Oyallon pour Causette

Causette : En quoi l’expérience des personnes adoptées est-elle politique ?
Amandine Gay : Lorsqu’il y a un mineur isolé, il y a forcément une histoire avant. Cette histoire peut être lue sous le prisme de la justice reproductive, c’est-à-dire l’intégration des rapports de classes, de la suprématie blanche, du genre et du validisme dans les questions de contraception, d’accès à l’avortement et de faire famille. Pour que des familles soient créées par l’adoption, il faut par exemple que d’autres aient été séparées, détruites. Que ce soit par des problèmes de précarité, de violence, qui empêchent les femmes d’élever un enfant dans de bonnes conditions. Ou, dans le cadre de l’adoption internationale, à cause des famines, d’épidémies, de guerres. Quelque part, on gère l’infertilité dans les pays du Nord à partir des inégalités systémiques dans les pays du Sud ou de l’Est. En cela, l’adoption internationale est une institution biopolitique. Mais le monde occidental le masque, à travers un discours humanitaire de « sauvetage des enfants pauvres ». Ce qui met d’ailleurs les personnes adoptées face à l’injonction de formuler une gratitude parce qu’elles auraient « de la chance ».

« On gère l'infertilité dans les pays du Nord à partir des inégalités systémiques dans les pays du Sud ou de l'Est »

Comment repenser l’adoption pour que les personnes concernées aient davantage de droits ?
A. G. : L’un des amendements des réformes actuelles sur l’adoption consistait à permettre à chaque enfant placé d’être représenté par un avocat. Ça n’a pas été adopté. Pour moi, ça aurait été une très belle avancée. On aurait commencé à reconnaître l’existence civique de ces enfants, à leur donner une voix. Ensuite, il ne suffit pas de créer un Conseil national d’accès aux origines personnelles. Il faut qu’il y ait des financements, qu’ils soient plus dotés en personnel. Je pense aussi qu’il faut une vraie réflexion sur le statut des tests ADN. Je ne vois pas pourquoi nous devrions payer pour avoir des informations, même sommaires, sur nos origines.
De même, pourquoi est-ce que le coût de retour au pays d’origine devrait reposer sur les personnes adoptées ? C’est bien l’État français qui délivre les visas dans le cadre de l’adoption internationale. Il pourrait aussi prévoir un billet aller-retour, qu’elles puissent découvrir leur pays de naissance une fois dans leur vie sans que ça dépende du niveau économique de leur famille et de leur bonne volonté. Le remboursement des professionnels de santé mentale aussi. Et leur formation ! Quelle formation sur le « faire famille » alternatif existe-t-il aujourd’hui ? Est-ce que les professionnels de santé mentale français blancs et blanches sont formés pour accompagner les personnes racisées vis-à-vis de leurs traumas, dans les familles transraciales notamment ?

« Des modèles permettent aux mineurs isolés d'avoir accès à leur culture d'origine et de ne pas rompre le lien en étant adoptés à l'étranger »

Vous insistez sur la remise en question de la vision occidentale de la parentalité, qui implique un modèle rigide d’adoption, style « un papa, une maman ». De quels modèles pourrait-on s’inspirer ? 
A. G. : La parentalité, ce n’est pas un jeu de chaises musicales où, quand il y a deux personnes assises, tout le reste est debout. On passe notre vie à se trouver des référents. Ce qui m’intéresse, c’est donc de revenir à une approche collective du soin des enfants, qui permettrait de mieux accompagner les personnes adoptées et, d’ailleurs, les enfants en général. On peut citer l’othermothering, le maternage communautaire que l’on retrouve chez les féministes africaines ou afro-américaines. Il y a aussi le fa’a’amu, l’adoption coutumière, ou, plutôt, en Polynésie française, le fait de confier un enfant  – que l’on est d’ailleurs capable de reconnaître légalement. Il s’agit, lorsque vos parents ne peuvent pas s’occuper de vous, de grandir au sein de votre famille de naissance au sens large : parmi vos cousins, cousines, vos frères, vos sœurs, etc. Voire une voisine. Ces modèles permettent aux mineurs isolés d’avoir accès à leur culture d’origine et de ne pas rompre le lien en étant adoptés à l’étranger. 
Parfois, avec l’adoption plénière en particulier [mode d’adoption qui rompt les liens de filiation antérieurs, ndlr], on détruit des communautés entières sous prétexte qu’il faudrait absolument un ou deux parents identifiés… Si un enfant est placé et se trouve bien dans sa famille d’accueil ou à l’orphelinat – certaines personnes que j’ai interviewées le décrivent comme un « paradis pour enfants » –, pourquoi le retirer ? Est-ce qu’on a forcément besoin d’être adopté légalement pour faire partie d’une famille ? Je ne pense pas. La famille nucléaire, le fameux « un papa, une maman » est extrêmement contemporain. Il est lié au capitalisme possessif postindustriel. Avant, même en Occident, on vivait couramment avec plusieurs générations à la maison. C’était plus fluide.

« On est dans un moment intéressant des féminismes, qui se saisissent du sujet de l’enfance, à travers celui de l’inceste notamment »

Vous expliquez que l’anonymat des mères dans les naissances sous X est « trop souvent » présenté comme un enjeu féministe. En quoi la lecture que la société a faite du sujet jusqu’ici est-elle problématique ?
A. G. : On présente souvent l’accouchement sous le secret comme une solution qui protège les femmes enceintes précaires qui ne peuvent pas s’occuper de leur enfant grâce à l’anonymat. Je souscrivais à cette idée, moi aussi. Mais qui est retourné demander à ces mères ce qu’elles pensaient vraiment ? Elles ne sont pas accompagnées psychologiquement. Pourtant, confier un enfant, ce n’est pas un choix anodin. Surtout que les mères de naissance sont confrontées à une société stigmatisante qui présente leur décision comme un abandon, plutôt qu’un choix rationnel face à un éventail d’options très restreint. Aux Pays-Bas, on permet aux mères mineures de se séparer de l’enfant sans rompre les liens de filiation immédiatement. Elles ont jusqu’à leur majorité pour prendre une décision et peuvent continuer d’aller à l’école. Certaines ont juste besoin d’être ­soutenues pendant quelques années. Ça devrait être possible. 
Certaines femmes adoptées, devenues adultes, se retrouvent également empêchées d’avoir accès à certains droits. Je pense à l’accès aux antécédents médicaux. [Ce fut le cas pour Amandine Gay, qui raconte dans son essai ses difficultés à obtenir une hystérectomie pour cette raison]. Cette posture oppose les droits des femmes aux droits des enfants, alors qu’ils devraient être pensés dans un continuum. Mais on est dans un moment intéressant des féminismes, qui se saisissent du sujet de l’enfance, à travers celui de l’inceste notamment. On l’a vu avec le livre de Camille Kouchner ou les travaux de Dorothée Dussy [anthropologue spécialiste de l’inceste]. C’est notre responsabilité de montrer qu’il y a un groupe victime du patriarcat qui peut encore moins parler que les femmes : les enfants. On ne peut pas déconstruire les systèmes de domination si on ne déconstruit pas la famille.

Une poupée en chocolat, d’Amandine Gay. Éd. La Découverte, 368 pages, 20 euros.

Lire aussi : « Une histoire à soi », le documentaire intime et politique d'Amandine Gay sur l’adoption internationale

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