Laure Adler : « Avancer dans la vie, c'est du plus »

La journaliste et productrice de l’émission L’Heure bleue, sur France Inter, publie La Voyageuse de nuit, un récit personnel et politique sur l’âge et la place des vieux et des vieilles dans la société. Entretien avec une femme qui donne envie de vieillir !

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Laure Adler © Marie Rouge pour Causette

Causette : Qu’est-ce qui vous a incitée à écrire
un livre sur la vieillesse ?

Laure Adler : Mon âge ! Et la relecture de l’essai de Simone de Beauvoir, La Vieillesse, que j’avais déjà lu il y a des années et qui m’avait tout à fait intéressée, mais qui ne m’avait pas percutée, comme disent les jeunes. Par le plus grand des hasards, j’ai rouvert ce livre il y a environ quatre ou cinq ans. Et là, je ne l’ai pas du tout vu de la même manière. Je me suis dit que beaucoup de temps s’était passé à ­l’intérieur de moi et à l’intérieur de la société. Je me suis dit que rien n’avait changé, que les choses s’étaient même aggravées, que vieillir était encore plus synonyme d’exclusion. Et puis ­j’arrivais aussi à un moment où s’est produite une inversion de générations, c’est-à-dire que mes parents, qui m’avaient éduquée, protégée, qui m’avaient donné de l’élan pour embrasser ma vie, étaient en train, eux, de devenir fragiles et vulnérables. La théorie a rejoint la vie la plus intime et j’ai commencé ce carnet de bord. 

“Les vieux et les vieilles font peur, car ils et elles annoncent ce qu’on va devenir et auquel on ne peut pas échapper”

Laure Adler

En quoi vieillir est synonyme d’exclusion ?
L. A. : C’est d’abord une invisibilisation. Il faut quitter le champ du regard de la société, car vous êtes un surplus. Les vieux et les vieilles font peur, car ils et elles annoncent ce qu’on va devenir et auquel on ne peut pas échapper. C’est un rejet collectif inconscient. Simone de Beauvoir le dit elle-même. Elle raconte que, jusqu’à ses 65 ans, les vieux l’agaçaient. Ils marchaient trop doucement, ils ne faisaient pas la queue dans les magasins. Et puis, un jour, elle a réalisé qu’elle appartenait à ce groupe social. Elle avait changé de camp. Moi aussi j’ai changé de camp. Et de cet autre côté, on s’aperçoit qu’il y a très peu de place pour nous. On cherche à vous faire dégager. Moi, je crois que la vieillesse, ce n’est pas la double peine. Il ne faut pas écouter ce que la société vous dit d’être, c’est-à-dire inefficace, en trop, moche, encombrant, inutile face au flux de la vie. Regardez dans le monde de l’entreprise, par exemple, on est officiellement senior à… 45 ans ! Vous vous rendez compte ? 

Lire aussi : Vieillir et mûrir de plaisir

Avec votre émission quotidienne sur France Inter,
vous faites mentir cette donnée… 

L. A. : Ah, mais moi, je suis ultra privilégiée, je ne travaille pas à l’usine ! Dans mon entreprise, je suis la vétérane. J’avais prévu d’arrêter en juin 2020 pour laisser la place à un ou une jeune, mais le Covid m’a rattrapée. La PDG, Laurence Bloch, a décidé de ne rien changer à la grille pour cette saison. Donc je rempile et je suis assez contente. Mais je finis en juin 2021, car je ne veux pas faire la saison de trop. 

Ça veut dire quoi « faire la saison de trop » ?
L. A. : Je ne veux pas m’accrocher à mon boulot à tout prix. Et rester au même niveau d’exigence et de travail, ça demande énormément d’énergie. Ce qu’il faut, c’est garder le sentiment qu’on n’est pas inutile, bon à jeter aux orties parce que l’état civil vient vous rappeler que vous ne savez plus rien faire. Je pense à certains professeurs de médecine dans les hôpitaux – je cite volontairement une profession favorisée –, ils ont encore des tas de choses à transmettre. Avoir 65 ans ne devrait pas nous condamner. 

Vous m’avez dit, au début de l’interview, que votre âge, 70 ans, avait été un déclencheur…
L. A. : Oui, j’ai compris que j’étais passée de l’autre côté. Je me suis posé la question de l’âge très récemment avec l’histoire de mes parents. Avant je n’y songeais pas. Je n’y pensais pas et surtout je ne le disais pas. Ma belle-mère, par exemple, jusqu’à sa mort elle a menti sur son âge et trafiqué ses papiers d’identité. Moi, je préférais le taire. Sans doute parce que j’avais un peu honte. 

Honte, carrément ?! Pourquoi l’âge des femmes est-il aussi tabou ?
L. A. : C’est la conséquence du poids des canons de la beauté et des exigences physiques déployés dans tous les magazines féminins, sur les écrans publicitaires ou les réseaux sociaux. Le modèle omniprésent de la parfaite bimbo dont on nous inonde. Dès 18 ans, si la bouche n’est pas assez ourlée, il conviendrait d’aller faire faire des piqûres. Dès 25 ans, si on a des rides, il faudrait les faire enlever. Nos apparences, l’extériorité de nos enveloppes corporelles comptent, hélas, bien plus que nos connaissances, nos compétences, nos capacités. 

“Il ne faut pas s’abîmer dans la nostalgie en se disant que c’était mieux avant. Non, c’est beaucoup mieux maintenant !”

Laure Addler

Mais on ne se libère pas un peu de ces diktats avec les années ? On ne se réconcilie pas avec son image ? 
L. A. : Moi, je trouve que ça continue. Sauf si on a un caractère exceptionnel et qu’on se dit qu’on s’en fout. Mais c’est vrai que, avec les années, la façon dont on apparaît dans le regard de l’autre vous occupe moins l’esprit. 

Il y a donc une dimension libératrice dans le vieillissement ? 
L. A. : Ah ben, on est quand même plus tranquille ! Ça se passe à bas bruit, sans l’avoir voulu. Il y a une espèce d’infusion du temps qui s’opère dans votre corps et votre psyché. Beaucoup de choses encombrantes ne vous occupent plus l’esprit : comment décrocher telle fonction, comment se rendre intéressant... Tout ça, ça s’éloigne. Le temps vous est compté donc vous ne vous en laissez pas compter. Il y a des tas d’obligations sociales, personnelles, morales, qui vous semblaient vitales ou nécessaires et qui, tout à coup, disparaissent. Comme vous existez moins pour les autres, vous n’êtes pas sans arrêt en train d’attendre leur jugement. Il y a aussi une forme d’obligation à ne pas gaspiller le temps qui reste. Et, surtout, il ne faut pas s’abîmer dans la nostalgie en se disant que c’était mieux avant. Non, c’est beaucoup mieux maintenant ! En fait, j’ai eu un bourdon épouvantable à 50 ans. J’ai réalisé que j’étais arrivée à plus de la moitié de ma vie. Le sentiment de l’illimité m’a été ôté définitivement. Je me suis accrochée à un décompte en me disant : « C’est du moins, c’est du moins. » Mais, plus vous avancez dans la vie et plus vous réalisez que ce décompte, c’est du plus. 

Comment accepter le déclin du corps, la baisse de vitalité indéniable, sans s’en offusquer ? 
L. A. : Ah, c’est pas marrant. Pas plus tard qu’hier, je devais prendre un bus pour aller à un spectacle. Eh bien, je l’ai raté, car je ne cours plus assez vite. Je ne vais pas mentir, c’est vraiment chiant !

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Que faites-vous aujourd’hui que vous ne faisiez pas à 30 ou 40 ans et qui vous rend heureuse ? 
L. A. : À 30 ou 40 ans, je ne faisais pas de jogging. À 30 ou 40 ans, je n’allais pas à la piscine deux ou trois fois par semaine. À 30 ou 40 ans, je ne sortais pas dans la rue sans m’être maquillée ni m’être regardée dans la glace. À 30 ou 40 ans, je passais ma vie à me demander si j’existais vraiment ou si je n’étais qu’une merde. Là, j’existe moi et ça me va très bien. Je me posais beaucoup plus de questions. Aujourd’hui, je passe du temps avec mes amies, car je sais que c’est précieux. À 30 ou 40 ans, vous avez tendance à mettre de côté l’amitié, car vous avez beaucoup de choses à faire. Vous vous dites que vous les retrouverez plus tard. 

Vous parlez beaucoup des femmes qui vous entourent dans le livre. La sororité, ça aide à vieillir ?
L. A. : Pour moi, c’est essentiel. J’ai connu les vertus et les bonheurs de l’amitié tardivement dans ma vie, vers 18 ans, parce que, avant, j’avais peur d’aller vers les autres. Quand je suis entrée dans un réseau féministe, le MLF à ses débuts, et que j’ai intégré des groupes de parole exclusivement féminins, je m’y suis pleinement construite. J’ai aussi écrit ce livre pour trois de mes amies très proches, qui sont décédées de façon brutale, avant 60 ans, alors qu’elles étaient encore dans la fleur de l’âge. On ne s’était jamais posé la question de notre vieillesse. Et je dois vieillir sans elles. J’ai compris pourquoi j’avais été morte de chagrin à leur disparition : parce que devenir vieille est un privilège qui leur a été ôté. 

Dans votre livre, vous expliquez avoir vécu une amitié amoureuse avec un homme plus jeune. Pourquoi ce schéma de couple est-il si rare alors que l’inverse, le vieil homme et la jeune fille, est un cliché éculé ? 
L. A. : Pourtant y a pas mal de jeunes gens qui aiment bien les vieilles dames, je vous assure ! Je m’inquiète et je crois que j’ai raison de m’inquiéter de la disparition de la cougar. On en parlait beaucoup à un moment et c’était formidable, ces femmes qui s’affichaient avec des hommes plus jeunes. Mais la cougar devait être tellement dérangeante qu’elle est désormais passée sous silence. Plus personne n’en parle, car c’est inconvenant. J’espère que la pratique continue. Vieille et désirante, c’est vraiment le double tabou. Tout le monde trouve ça dégoûtant. 

On n’a plus le droit de montrer ni de vivre son désir ? 
L. A. : Non, le corps jouissant doit être un corps lisse, postpubère, mais pas trop, pas fatigué, rebondi, pulpeux. Tout ça, ce sont des schémas de prépensée archaïques. Moi, je le montre mon désir. J’ai la chance de vivre avec un homme que j’aime. Si on n’avait pas de rapports amoureux, on ne pourrait pas continuer à vivre ensemble. C’est pas parce qu’on est vieux qu’on doit cohabiter sans parade de flirt, sans gestes tendres. C’est pas forcément la virilité conquérante qu’on nous montre en modèle, c’est pas L’Enlèvement des Sabines ou la pénétration violente. Mais il y a quand même plusieurs façons de s’aimer. 

Et la séduction au sens large ? Vous vous autorisez parfois des flirts, platoniques, avec de jeunes hommes ?
L. A. : Ça m’est arrivé, mais je n’aurais pas continué, car ça m’aurait gênée. J’aurais eu l’impression de jouer à me rajeunir sur le dos de quelqu’un d’autre et à essayer de ne pas être celle que je suis. Et donc de me perdre dans un jeu pervers, narcissique.

La chirurgie esthétique, vous en pensez quoi ? C’est antiféministe ? 
L. A. : Oh non ! Chaque femme fait comme elle peut, comme elle veut. Moi, à 50 ans, je me suis fait refaire les paupières. J’en ai parlé à personne, mais mon mari et mes filles m’ont engueulée quand ils ont su. Quand on est obsédé par un détail physique et que ce détail vous empêche de vivre le reste de votre corps sereinement, pourquoi se priver ?

Vous parlez de vos petits-enfants dans le livre. Est-ce qu’être grand-mère est plus intéressant qu’être mère ?
L. A. : Pour moi, la maternité a été une expérience bouleversante et questionnante, une aventure très profonde dans laquelle je me suis pleinement épanouie. Un bonheur absolu, mais avec énormément d’angoisses. Être grand-mère, au contraire, c’est 100 % de bonheur, garanti sans angoisse. Par contre, je ne suis pas du genre à me dévouer corps et âme pour mes petits-enfants. Si j’ai une pièce de théâtre prévue et que ma fille m’appelle en catastrophe pour garder mon petit-fils de 4 ans, je refuse. Je lui paie la baby-sitter, si elle veut, mais je ne renonce pas à mes projets. 

115 halte au jeunisme © Editions Grasset
La voyageuse de nuit, de Laure Adler.
Éd Grasset, 224 page, 19 euros.

Dans le livre, vous parlez du sentiment de l’âge et vous dites qu’il évolue selon les moments et les circonstances de la vie. Cet après-midi, vous avez quel âge ? 
L. A. : Je suis une petite-fille de 3 ans et demi, ravie de jouer à la star.

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